Flor Barbry et son «Volkstoneel voor Frans-Vlaanderen»: près de 70 ans de théâtre pour les Flamands de France
Depuis près de soixante-dix ans, le Volkstoneel voor Frans-Vlaanderen – soit le théâtre populaire pour la Flandre française – de Flor Barbry joue ses pièces devant un public vivant de l’autre côté de la frontière franco-belge. Dans quelle mesure cette compagnie a-t-elle encore un avenir? Wim Chielens a mené l’enquête.
Nous sommes le dimanche 4 décembre 2022. Il est 15:45 et le Chemin Haut à Saint-Jans-Cappel est des plus fréquentés. Cette animation nous étonne un peu, tout comme la présence en bon nombre des jeunes! Il s’avère que la rue en question accueille non seulement la salle des Fêtes, où le Volkstoneel de Flor Barbry s’apprête à jouer, mais aussi la Halle des sports, où sera retransmis sur grand écran, au même moment, le match France-Pologne de la Coupe du monde au Qatar. En choisissant la salle des Fêtes, la moyenne d’âge augmente rapidement. À l’entrée, nous sommes accueillis d’un «Bonjour» mais aussi d’un Goêndag. Depuis des années, le bourgmestre de Cappel s’investit pour placer quelques phrases en néerlandais ou en vlemsch, le flamand de France. À ses côtés, on trouve sa tutrice, Mietje, une Flamande de Flandre-Occidentale qui vit dans le village.
© Jolien Chielens
Nous prenons place au cinquième rang. Devant, les conversations se font essentiellement en français, mais derrière, les gens s’expriment en flamand, ayant l’accent de Poperinge, d’Ypres ou même de la région de Courtrai ou de Roulers. Lorsque je me retourne, je reconnais quelques visages. Tous, nous sommes venus assister à un événement particulier: une pièce de théâtre en dialecte de Westoutre, saupoudré ici et là de mots typiquement franco-flamands (è liedje au lieu de è bitje/een beetje [un peu]), le tout joué par des acteurs de la Flandre belge.
Ils proposent cette pièce dans un village de France où 98% des habitants ne parlent que le français, mais devant un public composé à 80% de Belges. Plus fou on meurt, serait-on enclin de penser. Mais ce phénomène, tout particulier qu’il est, est bien enraciné localement. Son histoire a commencé dans ce village même.
Pour les gens par-delà la frontière
C’est à Saint-Jans-Cappel que De Verbroedering, la troupe de théâtre locale de Westoutre, a joué le 16 janvier 1955 une pièce à succès de Felix Timmermans (1886-1947) intitulée En waar de sterre bleef stille staan (Et où l’étoile s’arrêta). Les années précédentes, cette pièce avait fait fureur sur les scènes de Reninghelst et de Westoutre. Emiel Hardeman, bourgmestre de cette dernière commune et président de l’association théâtrale, rêvait de produire la pièce chez ses voisins français. Mais comment? Il ne savait pas trop, car en Belgique, la pièce était jouée dans un néerlandais de registre élevé et plutôt artificiel, agrémenté sans doute –dans le cas de De Sterre– de mots et d’expressions campinoises propres à Timmermans.
La solution a été proposée par le père Joris Declercq. Sous le pseudonyme de Djoos Utendoale, celui-ci avait déjà écrit quelques chansons et poèmes dans son dialecte du Westhoek. Il s’est donc mis à traduire De Sterre en dialecte de Westoutre, afin qu’«à la première occasion, la pièce soit jouée devant les gens vivant de l’autre côté de la frontière, les Flamands de France qui depuis si longtemps n’ont plus rien entendu dans leur propre langue» (soit en dialecte de Westoutre «om by d’eêste de best occoasje te spillen vor de mensch’n van over de schreve – de Fransvloamieng’n die ol lang’n tyd niet’n nie mê hoôrd hèn in nulder eigen toale … »). En réalité, cela ne faisait pas si longtemps, car jusqu’en 1938, une chambre de rhétorique à Eecke jouait encore en vlemsch ! En tout cas, l’occasion –l’occaosje– n’a pas tardé à être créée.
Quelques acteurs des productions de Westoutre et de Reninghelst se sont associés et ont joué la nouvelle version de De Sterre dans la commune voisine de Saint-Jans-Cappel. Loin d’être associée à une ingérence belge empreinte de vanité ou un acte de paternalisme culturel, la troupe s’est vu inviter, la même année, dans treize autres villes de la Flandre française!
L'œuvre de Flor
Quelques années plus tard, Flor Barbry prend la direction de la troupe qui, toujours dans le giron du Verbroedering (de la fraternisation) au début, souhaite se concentrer sur le public des Flamands de France. Barbry cherche du répertoire, s’occupe de la traduction et de l’adaptation, met en scène et joue. Ce théâtre particulier finit par devenir l’œuvre de sa vie, œuvre qu’il réalise avec tant de conviction, d’énergie et d’inspiration que la moitié de sa nombreuse progéniture se voit progressivement embarquée, que ce soit comme techniciens ou comme comédiens.
Lorsqu’en 1986, Flor meurt tragiquement, sa fille Greta n’hésite pas une seconde à reprendre le flambeau. Et encore maintenant, que ce soit sur scène ou aux commandes, les enfants et petits-enfants de Flor sont là. Aujourd’hui, la direction de la troupe est aux mains de Joris, le fils de Flor, deux de ses gendres, Jef Leeuwerck et Roland Delannoy, et l’acteur Jos Mooren.
© Jolien Chielens
La compagnie s’appelle désormais Flor Barbry’s Volkstoneel voor Frans-Vlaanderen. Flor est décédé après la 29e saison du Volkstoneel. Entretemps, Roland Delannoy y a joué à 34 reprises, y a assuré la mise en scène 27 fois, et est l’auteur de 10 pièces portées sur scène par la troupe. Comme cela avait été le cas pour son beau-père, ce théâtre est devenu l’œuvre de sa vie.
«De nieuwe moarte» (La nouvelle bonne)
Revenons à Saint-Jans-Cappel, à la date du 4 décembre 2022. Jef arpente la salle pour distribuer des livrets de programme. Pour chaque acheteur, il a un petit mot; cela fait bien quarante ans qu’il les connaît. Il sait les phrases qui font mouche chez les Français parlant eux-mêmes encore un peu le vlemsch, ou chez ceux qui en ont quelques vagues souvenirs hérités de leur père, leur mère ou de leurs grands-parents.
Le rideau se lève sur ce qui est devenu un peu le décor traditionnel du Volkstoneel: le salon d’une maison à la campagne. Au centre, une table autour de laquelle tout va se passer. La sobriété est de mise car dans la salle du Catsberg, la plus petite salle de la tournée, la scène fait à peine six mètres de large …
La pièce que nous allons voir s’intitule De nieuwe moarte, soit La nouvelle bonne. On découvre sans tarder de quoi il retourne: la femme d’un travailleur a eu un accident et ne peut plus s’occuper seule des tâches ménagères. Le travailleur étant lui-même occupé jour et nuit (ce qui correspond tout à fait à la vie réelle de ces personnes!), une aide-ménagère s’impose. Aussitôt, une vacance est publiée pour une bonne, une moarte.
© Jolien Chielens
Cinq minutes plus tard, voilà que le comédien Roland Delannoy fait son entrée sur scène. En France, la première apparition d’un acteur principal s’accompagne toujours d’applaudissements. Je me souviens de l’émotion qui m’envahissait, enfant, chaque fois qu’on applaudissait ainsi Flor faisant son entrée. Cette fois, le public a une belle surprise en voyant Roland faire ses premiers pas, et plus encore en entendant ses premières paroles. Non, cette fois, il n’est pas dans la peau d’un hôte quelque peu bourru, d’un gentilhomme campagnard assailli de malheurs. Aujourd’hui, il arpente la scène d’une manière distinguée et s’exprime prudemment, de manière mesurée, un peu efféminée mais sans verser dans des excès agaçants. On a vite compris: la nouvelle bonne, c’est lui !
Cela pourrait être le début d’un vaudeville plat, sexiste et homophobe, mais ce n’est pas le genre de la maison. De nieuwe moarte correspond parfaitement aux critères que maniait Flor Barbry lorsqu’il choisissait une pièce. Dans le journal local de Poperinge, Het Wekelijks Nieuws, Flor déclarait en 1965: «La pièce doit apporter une histoire, il ne s’agit pas d’art théâtral an sich, de théâtre pour le théâtre. Une pièce doit parler à l’âme et aux sentiments. Les personnages représentent le bien et ils sont confrontés au mal. Le mal capitule toujours et le bien s’impose comme quelque chose d’irrésistible».
Vision pour le choix du répertoire
Quelques jours après la représentation à Cappel, invité chez Roland Delannoy à Westoutre, je reviens sur cette vision des choses. «Oui, aujourd’hui comme auparavant, nous défendons dans nos pièces des valeurs humaines générales. Pour mon beau-père, ces valeurs s’associaient à ce qui est populaire, flamand et catholique. Aujourd’hui, nous approchons les choses de manière un peu plus contemporaine, mais Flor n’aurait jamais honte de ce que nous jouons. Et puis, bien sûr, il y a l’humour, ingrédient indispensable. Dans De Nieuwe Moarte, par exemple, nous avons créé un personnage spécifiquement à cet effet, pour qu’il y ait suffisamment de touches d’humour». Il s’agit d’un personnage récurrent dans le répertoire de la compagnie: le voisin profiteur qui préfère être paresseux plutôt que fatigué, qui aime s’offrir un petit coup de bière et est toujours prêt à sortir une blague ou un dicton amusant.
Outre les valeurs humaines et l’humour, la campagne occupe également une place centrale. «J’ai lu une très belle pièce anglaise qui correspondrait parfaitement à notre philosophie, mais elle doit se dérouler dans un immeuble d’appartements en ville. Par conséquent, je ne peux rien en faire, malheureusement». Cela semble très conservateur mais se comprend aisément en tenant compte du profil du public des Flamands de France. Et ce sont eux que la troupe continue à viser en tout premier lieu, même si chaque année, quelque 9 000 Belges viennent également assister aux représentations. «Nous avons une mission relative à notre public», explique Roland. «Nombre de nos spectateurs ne vont au théâtre qu’une fois par an, et c’est pour voir notre spectacle. Alors je tiens à ce qu’ils voient du bon théâtre! Et j’ose espérer que chaque année, nous servons aussi de tremplin et que nous réussissons à inciter au moins quelques personnes à aller voir d’autres pièces».
Pour la bonne cause
Ceci étant dit, le Volkstoneel
s’adresse en premier lieu aux Flamands de France possédant encore quelques notions de vlemsch. Depuis des années, il n’existe plus de statistiques sur le nombre de Français ayant encore des notions de ce genre et elles n’ont de toute façon jamais été très fiables. Mais quoi qu’il en soit, j’ai rencontré à Cappel des Français qui étaient à même de me parler –fût-ce avec quelques difficultés– et d’assez bien me comprendre dans mon dialecte frontalier (je suis originaire de Reninghelst, quasiment une commune voisine). Et année après année, je continue d’en rencontrer dans les salles où le Volkstoneel se produit, de Bray-Dunes à Bailleul, de Pitgam à Houtkerque.
Flor Barbry se donnait aussi pour mission de jouer dans le nord de la France pour la bonne cause, c’est-à-dire pour la cause des Flamands-de-France, certes, mais aussi pour une bonne œuvre qui tenait à cœur à la communauté villageoise. Auparavant, la compagnie était accueillie chez le curé dans presque toutes les localités (Flor savait très bien quel curé avait la meilleure cave à vin!) et la bonne œuvre à laquelle profitait sa venue, c’était l’église, les œuvres paroissiales ou encore l’école catholique, moins généreusement subventionnée que l’enseignement officiel.
Aujourd’hui encore, le Volkstoneel se produit à l’invitation d’écoles catholiques (à Rexpoëde, Saint-Jans-Cappel, Bambecque et Vleteren), de l’église ou de la paroisse (à Houtkerque), d’un comité de fête ou de quartier, comme à Bray-Dunes, à Boeschepe et au Catsberg, ou de l’aide aux personnes âgées (à Bailleul). De ce fait, le rapport aux organisateurs en France est sensiblement différent comparé au rapport aux organisateurs belges. En Belgique, la troupe est invitée plutôt par des associations culturelles ou même par des centres culturels officiels.
Nous sommes des Flamands!
De quoi sera fait l’avenir? «C’est la question à 1 million», s’amuse Roland Delannoy. «Je ne me projette pas au-delà d’un an. Tant qu’il y aura des Flamands-de-France qui viendront et tant que nous le pourrons, nous continuerons. Les gens ironisent parfois sur le fait que les trois quarts des salles françaises sont remplis de Belges. Mais vous savez, cela ne nous dérange pas le moins du monde, et les gens en France sont bien contents. Bien sûr, je suis conscient du fait que cette aventure prendra fin un jour. Les petits-enfants de Flor ne pourront pas continuer jusqu’à leur 65 ans, c’est clair».
Le jour où j’ai rendu visite à Roland, la Flandre française faisait parler d’elle. Le Pays de Cassel, club de football de sixième division, devait disputer la Coupe de France contre le Paris Saint-Germain. David contre Goliath: Mbapé, Neymar et Messi contre Bruneel, Thoor et Goethals. Pourtant, ce n’était pas l’immense différence de classe qui avait intéressé les médias belges, mais le fait qu’à Lens avaient afflué 35 000 supporters originaires de la région de Cassel et qu’ils s’étaient présentés comme Flamands, parés de drapeaux aux lions et d’écharpes jaune et noir. «Nous sommes des Flamands, bien sûr. Comme vous, d’ailleurs!»
Peut-être serait-il judicieux, à l'avenir, de jouer des pièces flamandes aux thèmes reconnaissables traduites en français
Ce titre de l’actualité me rappelle une idée qui m’était venue auparavant; une idée que jadis, il y a 10 ou 15 ans, Roland avait rejetée catégoriquement. Cela partait d’un CD du chanteur populaire dunkerquois Jacques Yvart: «Chants des marins de Flandre, adaptés en français ». Yvart a traduit en français une série de chants marins tirés du chansonnier d’Edmond de Coussemaker. Ces chansons appartiennent au cœur du patrimoine de culture flamande en Flandre française. Par le biais de son disque, Yvart les a rendues accessibles à un public beaucoup plus large. Un public qui, comme les supporters de Cassel, aime revendiquer son identité flamande.
Peut-être serait-il judicieux, à l’avenir, de jouer dans ces mêmes théâtres, dans les villages situés entre Bailleul et Dunkerque, traduites en français, des pièces flamandes aux thèmes reconnaissables. Roland acquiesce, visiblement conquis. «Je pense que cela fonctionnerait. Et personne d’autre que nous ne pourrait fournir un répertoire plus approprié», ajoute-t-il fièrement. Quand sonne l’heure de l’apéritif, c’est tout juste si nous ne mettons pas la dernière main à la traduction française de In de Miroir (Dans le miroir), le plus grand succès de la période post-Flor du Volkstoneel, écrite par Roland. Dans ma tête, j’écris déjà la dédicace : «traduit en français pour être joué à la première occasion de l’autre côté de la schreve, devant les Flamands de France qui voient très peu de théâtre flamand dans leur propre langue… ».